Discrimination de la parole chez les nourrissons bilingues

Message écrit par François Grosjean.

Tout ce qui a trait aux bébés bilingues attire notre attention, comme il se doit. (Voir ici comment les nouveau-nés sont adaptés aux langues de leurs mères bilingues). Un domaine particulièrement passionnant se rapporte à la façon dont ils discriminent les sons de leurs différentes langues.

Dans une étude intéressante, une équipe de chercheurs de l'Université de la Colombie-Britannique dirigée par Janet Werker a utilisé une procédure de fixation visuelle pour étudier le développement des représentations phonétiques chez les enfants anglophones monolingues et bilingues anglais-français. Les nourrissons ont été testés individuellement. Ils s'assirent sur les genoux de leur gardien et regardèrent un damier sur un moniteur. Ce faisant, ils ont entendu une syllabe qui était perçue comme «pa» par des adultes francophones et comme «ba» par des adultes anglophones.

La syllabe a été répétée un certain nombre de fois à travers un haut-parleur placé au-dessus du damier jusqu'à ce qu'il y ait accoutumance (cela a été vu par le fait que les yeux des nourrissons s'éloignaient du tableau). À ce moment-là, l'une des deux nouvelles syllabes a été présentée. L'un était perçu comme un «ba» clair par les adultes parlant anglais et français, et l'autre était perçu comme un «pa» clair par les deux groupes. Si les bébés pouvaient discriminer le nouveau son, alors leur intérêt serait relancé et ils commenceraient à regarder le damier à nouveau. Les chercheurs parlent de déshabituation quand cela arrive.

Les résultats étaient fascinants. Premièrement, les bébés monolingues et bilingues se comportaient exactement de la même manière lorsqu'ils avaient entre 6 et 8 mois. Ils déshabituaient à la syllabe claire "ba" mais pas à la syllabe claire "pa". Cependant, lorsque les nourrissons de 10 à 12 mois ont été testés, les résultats des deux groupes étaient très différents. Les bébés monolingues anglais ont regardé significativement plus longtemps au tableau quand ils ont entendu la syllabe «pa» claire mais pas quand ils ont entendu la syllabe «ba» claire. Ainsi, ils avaient encore deux catégories bien que la frontière entre les deux avait changé.

Qu'en est-il des bébés bilingues? Contrairement à leurs pairs monolingues, ils ont montré une déshabituation à la fois les syllabes claires «ba» et «pa», indiquant l'existence de frontières phonétiques compatibles avec les représentations anglaises et françaises. Les auteurs ont conclu en déclarant que les enfants exposés à deux langues dès la naissance sont équipés pour traiter chaque langue de manière native, au moins au niveau phonétique.

Avant d'en discuter plus avant, nous pouvons nous demander si tout type d'exposition à deux langues (interaction humaine, DVD, entrée audio, etc.) encouragera les enfants à développer les catégories phonétiques de leurs langues. Patricia Kuhl, chercheuse à l'Université de Washington, et ses collègues ont répondu négativement en se basant sur une étude qu'ils ont entreprise. Ils ont exposé des nourrissons américains de neuf mois à douze séances avec des locuteurs natifs chinois qui lisaient et jouaient avec eux en mandarin. Un deuxième groupe de nourrissons similaires a reçu la même quantité d'exposition en mandarin, mais seulement par le biais de DVD et d'entrées audio.

Les résultats étaient clairs. Alors que les nourrissons de l'exposition humaine vivante ont acquis le contraste phonétique mandarin, le second groupe n'a pas. Cela montre que l'apprentissage phonétique ne repose pas uniquement sur des informations sensorielles auditives brutes. Selon les auteurs, la présence d'une personne vivante interagissant avec un nourrisson génère des indices sociaux interpersonnels qui attirent l'attention du nourrisson et motivent l'apprentissage.

Quelles sont les leçons à tirer de ce type de recherche? Si les enfants sont exposés à deux langues à travers l'interaction humaine, ils acquerront les catégories phonétiques des langues à la fin de leur première année environ. (Si les deux langues ont beaucoup de sons similaires, alors elles prennent un peu plus de temps). Mais nous devrions garder à l'esprit que les catégories phonétiques ne sont que quelques-uns des éléments constitutifs du langage. Il y en a beaucoup d'autres à tous les niveaux linguistiques (morphologie, syntaxe, sémantique, discours, etc.) et ceux-ci seront acquis sur plusieurs années.

Tout cela signifie-t-il que le bilinguisme doit à tout prix commencer au cours de la première année? La réponse est non. En effet, les enfants qui acquièrent simultanément leurs deux langues sont beaucoup plus rares que les enfants bilingues qui acquièrent leur langue successivement. Comme je l'ai écrit dans un article précédent (voir ici), il n'y a pas de limite d'âge pour l'acquisition d'une nouvelle langue et ensuite continuer sa vie avec deux ou plusieurs langues. Il n'y a pas non plus de limite à la fluidité que l'on peut atteindre dans la nouvelle langue à l'exception des compétences de prononciation. Certes, ces derniers sont plus difficiles à acquérir par les adolescents du milieu, mais cela est encore de nombreuses années après l'enfance.

Photo gracieusement fournie par la professeure Janet Werker du Infant Studies Centre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver, Canada.

Les références

Burns, T., Yoshida, K., Hill, K., et Werker, J. (2007). Le développement de la représentation phonétique chez les nourrissons bilingues et monolingues. Psycholinguistique appliquée , 28, 455-474.

Kuhl, P K., Tsao, F.-M. & Liu, H.-M. (2003). Expérience en langue étrangère dans la petite enfance: Effets de l'exposition à court terme et de l'interaction sociale sur l'apprentissage phonétique. Actes de l'Académie nationale des sciences des États-Unis d'Amérique , 100 (15), 9096-9101.

La publication "La vie en tant que bilingue" par domaine de contenu (voir ici).

Le site de François Grosjean.